J’ai eu la chance de croiser plusieurs fois Laurent Joffrin dès mon plus jeune âge, un réel plaisir humain et intellectuel. J’espère donc qu’il me pardonnera pour cette petite pique, mais je ne peux évidemment rester muet à la lecture du dossier qui fait la Une de son hebdomadaire cette semaine. Et puis après tout, il sait bien entendu qu’il y a une part de provoc’ dans son gros titre.

Pour ceux qui l’auraient manqué (il est encore dispo en  kiosques pas d’inquiétude), je vous en livre les grandes lignes…

D’abord l’accroche bien sûr : Stress, harcèlement, souffrance au travail… Mon chef me rend fou !

Ensuite le chapô (petit texte d’introduction qui précède l’article lui-même), que je me permets de vous retranscrire dans son intégralité : « Les personnalités difficiles prospèrent chez les cadres dirigeants. Avec des méthodes de management par la peur et un contexte de crise qui ne fait qu’accroître la tension, le cocktail devient explosif. Qui sont ces tyrans qui nous pourrissent la vie au bureau ? ».

Magique. Je commencerai par la définition de « prospérer » : Être dans une situation favorable, une période de croissance, de développement (source www.larousse.fr). Les auteurs, qui par ailleurs ont une plume très agréable à lire, ne se contentent pas de dire qu’il y a des tyrans parmi les patrons, ce qui serait difficilement contestable. Non, elles disent clairement qu’il y en a de plus en plus. La deuxième phrase parle d’un cocktail Molotov, et la dernière va gaiement dans la surenchère. Le ton est donné, les journalistes ont bien positionné leur discours.

La suite ne dément bien évidemment jamais cette introduction prometteuse. Nous y retrouvons huit témoins, tous martyrisés au bureau, et l’intervention de plusieurs psys. Là encore on y va crescendo. Les premiers cités sont harcelés de façon très banale (oui je fais dans la provoc’ moi aussi). A la fin de la première page le patron retire la chaise de bureau de son employée, page suivante c’est la grossesse d’une femme qui est pourrie, puis un cadre qui est surnommé Satan par tout service.

Comment finir après tout ça ? Pas facile de trouver pire… Ah si, bien sûr : on file direct chez France Télécom et ses 70 suicides en cinq ans, puis chez Renault célèbre pour les mêmes raisons funestes.

Je ne voudrais pas paraître inutilement susceptible, j’apprécie l’humour et l’autodérision, et par ailleurs je ne prétends pas que les patrons sont tous des gens bien, bien au contraire. Comme partout il y a des imbéciles. Bien plus que partout, si l’on en croit les journalistes de l’hebdomadaire qui citent deux psychologues pour évaluer la proportion de tordus : 1 sur 25 d’après l’américain Paul Babiak, très au-dessus selon le canadien Robert Hare qui estime que les psychopathes « seraient quatre fois plus nombreux à des postes de direction que dans la population générale ». Il cite d’ailleurs le journalisme comme l’un des secteurs où les fous sévissent le plus (les auteures règlent-elles des comptes avec Laurent Joffrin ? En tout cas étant pour ma part patron d’une agence de presse, je dois sérieusement m’inquiéter).

Les chefs d’entreprise pourront se rassurer en constatant que les deux signataires du papier ne disent pas non plus que tous les cadres dirigeants sont des sales types… Et simplement regretter qu’aucun encadré ni même une toute petite légende photo ne vienne pas donner un contre-exemple, une belle histoire, un joli témoignage. Non : hors sujet la belle histoire, comme très souvent quand on aborde l’entreprise, malheureusement.

Rassurés donc… Mais pas longtemps. Car on ne peut que noter avec effroi cette phrase sans aucune ambiguïté, citation d’une psychologue : d’après Slima Debza, « La plupart des managers ne sont pas des pervers en soi (ouf !) mais ils sont amenés à se muer en harceleurs, en mettant la pression, en véhiculant la peur […] ».  J’ai lu cette phrase des dizaines de fois, en essayant d’être sûr de ce qu’il fallait comprendre. La psy est-elle en train de dire que certes la majorité des patrons ne sont pas des pervers mais que tous sont amenés à devenir des tyrans ? C’est en tout cas ce qui est écrit, même si j’ai du mal à penser qu’elle ait vraiment voulu dire ça. Il va très vite falloir que je change de job si c’est vrai !

Passons sur les encadrés, sur les caractéristiques du patron psychopathe et la hausse du harcèlement moral, et feuilletons rapidement la suite du dossier. Après l’ordinateur qui espionne « Installé à votre insu sur votre poste de travail, le keylogger permet à votre patron de vous épier en toute tranquillité », il y a l’interview d’un psy qui explique qu’un salarié heureux n’est pas pour autant feignant. Ah, là on est d’accord. D’ailleurs je suis sûr qu’il y a plein de patrons qui ont compris ça, c’est dommage de ne pas en avoir trouvé un pour le dire ! Viennent ensuite le management impitoyable dans le secteur bancaire, puis un « cousin » installé chez Casto, et enfin le portrait de Robert Mawell, parfaite égérie du dirigeant fou furieux. Là encore, rien à se mettre sous la dent pour l’autre camp.

De la provoc’, bien sûr, un dossier très bien ficelé et bien écrit, comme souvent avec le Nouvel Obs. Mais quel cynisme quand même… Pourquoi c’est toujours sous c’est angle que l’on aborde l’entrepreneuriat ? L’heure ne serait-elle pas à la « réconciliation » ?

Ah vraiment, y a du boulot !

Retrouvez le dossier complet de Cécile Deffontaines et Bérénice Rocfort-Giovanni dans Le Nouvel Observateur n°2532 daté du 16 au 22 mai 2013.