Quatre-vingt-dix. C’est approximativement le nombre d’heures que j’avais passé au téléphone la première semaine de confinement. Manager en télé-travail écrivais-je, chef d’orchestre en visio, multipliant les expériences reprises dans grand nombres d’excellentes petites vidéos parodiques : faire une réunion par écran d’ordinateur interposé, entre les enfants qui crient, le réseau pourri (je crois que c’est l’une des principales conclusions qu’il faut tirer de ces semaines de confinement : notre couverture réseau est complètement naze dans ce pays), et ceux qui savent à peine allumer leur ordinateur, c’est au choix soit un parcours du combattant soit une vaste blague. Bien qu’extrêmement épanouissante, l’expérience de l’entrepreneuriat à la campagne n’est pas aussi facile qu’ailleurs.

Je sentais que cette semaine serait différente. Moins dure, peut-être, plus légère. J’ai eu presque bon. Un sur trois. Elle fut différente, c’est sûr. Mais je ne peux pas dire que j’ai trouvé plus facile d’être désœuvré. Quant à la légèreté, on repassera.

Je m’étais préparé à plein de choses, mais pas à ça. Soucis d’organisation lié au télé-travail, retards de production, arrêts maladie des salariés, souci d’ambiance lié à la présence des enfants en H24…

Mes équipes sont bluffantes. Je ne parle pas des valeurs, je les connaissais et n’avais aucun doute, je parle de leur capacité d’organisation, leur faculté d’adaptation. Pas de souci d’organisation à gérer, tout roule parfaitement, c’en est presque flippant. Aucun arrêt de travail non plus, en dehors d’une longue maladie déjà déclarée « avant ». Même les enfants sont cool, après quelques premiers jours de cohabitation plus agités, sans doute liés à une certaine angoisse due aux infos, tout s’est apaisé. Ils trouvent leur rythme, sont chaque jour plus autonomes. Côté angoisse, on a arrêté les infos, ça aide.

Je reçois encore quelques coups de fil. J’encaisse les mauvaises nouvelles provenant de nos clients, que l’on soutient au mieux, je fais les comptes, et je transmets. Chaque jour, quelques milliers d’euros s’ajoutent à la perte déjà constatée d’activité. On ajuste les décisions, et ajoutons parfois un nom sur la liste des collaborateurs en chômage partiel car eux aussi confrontés à une baisse d’activité soudaine. Tout ça me prend à peine une heure par jour. Nous avions prévu un comité de direction quotidien. Nous n’avons tellement rien à ce dire que nous les annulons aussi.

Je m’étais préparé à plein de choses. Pas à celle-là. Je ne m’attendais pas à ne servir à rien.

J’ai du temps, du coup. Pour mes engagements associatifs, ou pour tenter de répondre aux nombreux collectifs d’entrepreneurs qui se créent en ce moment et me demandent de soutenir leur initiative. Enfin pour ça il faut qu’ils me contactent autrement que sur mon portable, puisque je ne capte pas chez moi, il faut croire que l’on ne peut pas avoir un jardin ET un bon réseau.

J’ai du temps, aussi, pour m’insurger ou m’émerveiller devant l’actualité. Il faut dire que même mes loisirs ont pris un sacré coup. Plus de balades, plus de foot, plus de cinéma… Alors je prends celui de me révolter contre la CGT qui trouve opportun d’appeler à la grève pour les 32h ou pour la remise en place de l’ISF tout en rappelant régulièrement combien le patronat se réjouit de la crise du coronavirus. Je prends celui d’être fier, aussi et surtout, de voir la mobilisation des entreprises et de leurs dirigeants. L’industrie du textile, qui se transforme pour créer des masques, celle de la cosméto qui se met à fabriquer du gel hydroalcoolique, et maintenant la tech qui se met à concevoir des respirateurs, car, parait-il, nous allons en manquer aussi.

J’ai du temps pour moi, également. J’aimerais écrire, mais je ne peux pas encore, je n’ai sans doute pas l’esprit assez libéré pour cela, trop inquiet pour « l’après ». J’ai tenté la console, jouer à Fifa ne demande pas une grande mobilisation de neurones. La ligue de football d’Occitanie a d’ailleurs organisé un tournoi de foot virtuel pour remplacer celui que nous disputons habituellement le samedi soir sur les terrains. Mais je vous l’ai dit, la campagne et la technologie ne font pas bon ménage. Jouer en ligne est aussi périlleux que tenter d’expliquer à Philippe Martinez que les patrons sont des gens chouettes.

Je ne sais comment choisir les bons mots pour expliquer combien se retrouver devant un agenda vierge semble surréaliste alors qu’il y a quinze jours à peine je gérais une entreprise en croissance. Expliquer combien me faire un café devient une tache presque stressante car justifiant à elle seule l’existence d’une to-do-list.

Je vais transformer ça en opportunité. Je sais le faire. Nous avons d’ailleurs évité le chômage partiel de plusieurs salariés en les faisant bosser sur des projets de diversification, rangés dans les tiroirs depuis Mathuzalem, faute de… temps. Je vais profiter, certainement, de ce repos forcé, il faut juste que je trouve les ressources pour l’accepter.

En attendant, il faut bien le dire, je suis un patron au chômage technique. Et je crois que rien ne m’avait préparé à cela.

Prenez soin de vous,

Julien