« Depuis une semaine, je gère une boîte en télétravail »
TRIBUNE. Julien Leclercq est à la tête d’une PME installée dans le sud de la France. Comme beaucoup d’entrepreneurs, il fait face au coronavirus.
Par Julien Leclercq*

Je suis chef d’entreprise. Depuis une semaine, je gère une boîte en télétravail, confiné chez moi au fin fond de la campagne, dans une maison qui offre un jardin, mais pas de réseau pour les portables.
J’ai la chance que n’ont pas grand nombre de mes pairs d’être relativement protégé. Mon métier est de faire des magazines pour de grands groupes, qui les diffusent ensuite en kiosque, maisons de la presse, grandes surfaces. Mon équipe, 50 personnes, est majoritairement composée de journalistes, graphistes, etc. Nous pouvons télétravailler, et le gouvernement a maintenu la majorité de nos points de vente ouverts, contrairement à de nombreux commerces.
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Depuis lundi, je suis au téléphone. Du matin, 9 heures, au soir, 23 heures. Je téléphone dès ma sortie de la douche, je téléphone en mangeant – ma mère ne serait pas contente, je parle la bouche pleine –, je téléphone en cuisinant, je téléphone en buvant un verre de vin rouge le soir. Clients émouvants mais en panique, salariés solidaires mais inquiets, marché complètement dingue. Je suis philosophe, fataliste, je n’ai aucune emprise sur la grande majorité des choses qui nous parviennent en cette période surréaliste. Nous agissons sur ce que nous pouvons, mettons des procédures en place, de décision et de communication. Tous les soirs, je fais un point quotidien avec les équipes pour qu’elles aient les nouvelles du jour. Maintenir un lien, coûte que coûte. Montrer qu’on est là, que nous gérons, que nous veillons.
Je dois être honnête : je ne l’avais pas forcément vue venir. L’ampleur du désastre.
Ma croissance se transforme en cata. À ce jour, nous avons perdu près de deux cent soixante mille euros.
Nous gérions une croissance à deux chiffres, nous étions même en train d’embaucher six personnes. J’en ai bloqué deux, avec lesquelles nous n’étions pas encore engagés, je maintiens les autres. L’une d’entre elles, qui démarre ce lundi, a déménagé en urgence dès que la rumeur d’un confinement s’est mise à enfler. Lundi dernier, elle a jeté quelques cartons dans sa voiture et quitté la Sarthe pour Astaffort. Découvrir le coin quand il n’y a personne dans les rues (déjà qu’Astaffort, c’est pas le canal Saint-Martin), il y a plus attrayant, mais je peux en tout cas être certain de sa motivation.
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Chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles. Ma croissance se transforme en cata. À ce jour, nous avons perdu près de deux cent soixante mille euros. Ce sera dur, mais, contrairement à d’autres, en partie grâce aux mesures mises en place par le gouvernement, nous nous en remettrons… Si cela ne dure pas, et si les clients reviennent, et si la semaine prochaine n’apporte pas le même niveau de mauvaises nouvelles. « Si ». Je viens d’apprendre que le plus gros imprimeur français ne peut plus assumer une partie de son travail. Dans le même temps, le leader de la diffusion de la presse dépose le bilan. Si les magazines ne sont plus ni imprimés ni diffusés, mon métier va devenir compliqué.
J’ai écouté attentivement le président, je tente de me transformer en spécialiste des projets de loi de finances, épluche les textes, regarde les Facebook Live de Darmanin. J’ai bien noté, bien enregistré, Emmanuel Macron me disant, les yeux dans les yeux, qu’aucune entreprise ne fera faillite à cause du coronavirus. Il m’émeut, il me touche. Je le crois, les yeux dans les yeux, même si « les yeux dans les yeux », c’était une expression chère à un certain Jérôme Cahuzac, pas très loin de chez moi, Sinistre du budget qui nous exhortait à payer nos impôts pendant qu’il envoyait les siens à Singapour.
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L’État fait ce qu’il peut. C’est ce que j’ai pensé pendant toute la semaine. Ils s’apprêtent à dépenser des sommes dingues pour tenter de soutenir l’économie. S’ils tiennent leurs engagements, ils nous permettront de gérer le court terme. « S’ils tiennent leurs engagements », j’insiste. Depuis quelques jours, les rumeurs de refus par les Direccte (Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, NDLR) de prendre en charge le chômage partiel dans plusieurs entreprises circulent et enflent, notamment dans le secteur du bâtiment. L’État reprocherait aux dirigeants d’avoir fermé leurs boîtes abusivement. J’ai vérifié : la rumeur est fondée.
Penser que des patrons puissent cesser leur activité abusivement, c’est à mon sens ne rien comprendre à ce qu’est un entrepreneur.
Je suis chef d’entreprise, comme ces centaines de dirigeants incriminés. Penser que des patrons puissent cesser leur activité abusivement, c’est, à mon sens, ne rien comprendre à ce qu’est un entrepreneur qui se bat toute l’année pour faire de la croissance. De plus en plus responsable et raisonnable, mais de la croissance quand même. Pour trouver de nouveaux clients, embaucher de nouveaux salariés, en augmenter certains, améliorer les conditions de travail, investir dans l’outil de production ou en de nouvelles idées… Alors, fermer abusivement… non.
Comment traiter d’irresponsables des entreprises qui ont fermé pour protéger leurs salariés alors que, dans le même temps, on fustige les personnes qui osent aller courir seules, ou celles qui vont pique-niquer dans des parcs à vingt mètres des autres ? Où est la responsabilité ? Continuer à travailler, notamment sur des chantiers, pendant que l’Italie pleure plus de six cents morts par jour, ou mettre son activité entre parenthèses ?
Je m’appelle Julien, et je suis chef d’entreprise. Depuis une semaine, je suis un chef d’orchestre en visio, un maître d’œuvre en télétravail.
Les preuves arrivent. Oui, les Direccte refusent certaines demandes, à leur sens pas justifiées. Le message est clair : le coronavirus n’est donc pas un cas de force majeure, et le principe de précaution n’est plus une règle qui s’impose aux autres. Les salariés peuvent exercer leur droit de retrait, pas les entreprises. Comment accepter cela ?
Je m’appelle Julien, et je suis chef d’entreprise. Depuis une semaine, je suis un chef d’orchestre en visio, un maître d’œuvre en télétravail. Et depuis une semaine, je me pose une seule question : les clients que je perds les uns après les autres reviendront-ils… après ?
Nous sommes en guerre. Cette guerre consiste à rester chez moi avec ceux que j’aime. Il y a pire, bien pire. Mais je m’inquiète du nombre de morts qu’elle fera. Chez les humains, bien sûr, c’est la première des priorités. Mais aussi chez les entreprises. Et après cette première semaine, je suis loin d’être rassuré.
On est samedi. Il est treize heures. Le téléphone n’a pas encore sonné. Qui a dit qu’il n’y avait plus de week-ends ?
*Julien Leclercq est chef d’entreprise et blogueur : www.salauddepatron.fr
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